UNE POMME JUTEUSE
“Nous avons absolument besoin d’une nouvelle approche : une approche qui voit dans la transition vers une économie verte, numérique et inclusive, une grande opportunité de création d’emplois, d’augmentation du pouvoir d’achat et, en fin de compte, de croissance économique soutenue.”
Klaus Schwaab, fondateur et président exécutif du Forum économique mondial de Davos, janvier 2024.
— Ta gueule, pauvre débile !
MARKUS EST ASSOUPI. IL RÊVE d’une bonne grosse pomme, ses dents croquant sa chair juteuse, délicieuse. Il n’y a plus de pommes depuis longtemps. Tous les pommiers ont brûlé sur pied. Y aura-t-il encore un jour des pommiers et des pommes ? Et si oui, y aura-t-il encore des humains pour croquer dedans et goûter leur chair douce, sucrée et un peu acidulée.
Impossible de le savoir, se dit Markus en s’éveillant dans la pénombre de la grotte. À travers ses yeux mi-clos, Markus écoute plus qu’il ne voit la silhouette des siens rentrer dans l’abri les uns après les autres. Les silhouettes sont maigres, efflanquées, des os, des tendons et des muscles. Les peaux sont sombres, tannées par l’astre du jour, corps squelettiques, couverts des oripeaux d’un autre temps, depuis longtemps haillons. Ils ne protègent plus guère du soleil. Les rayons pénètrent à travers les fibres des tissus élimés. Brûlent la peau.
C’est l’habituelle cohue. Ils ont travaillé jusqu’à l’extrême limite.
Dehors quelqu’un crie aux retardataires de se dépêcher.
Markus sent le remugle de transpiration et de crasse envahir ses narines. Il s’y est fait, l’odeur des autres et la sienne, d’insupportable est devenue rassurante, le signe du regroupement, de la cohésion, de la famille au sens large. Quelque chose évoquant la sécurité et la chaleur du groupe. Quelqu’un s’approche de lui.
— Papy, tu veux de l’eau ?De l’eau ?
Bien sûr qu’il en veut, comme tout le monde.
On pose dans sa main une tasse. Il la connaît. Sa tasse, un mug en fer blanc, celui qu’il utilise depuis… il ne sait plus très bien 10, 15, 20 ans ? Depuis la nuit des temps, lui semble-t-il.
La même main qui lui a donné le mug entoure la sienne, l’aide à approcher la tasse de ses lèvres.
— Doucement.
L’eau est tiède, son goût saumâtre. Plutôt moins que d’autres jours. Il boit. Lentement, avec précaution. Ne pas gaspiller. Il sait ce qu’il en coûte d’avoir de l’eau. La longue descente vers la rivière. Après tout ce temps, il se demande à quoi elle ressemble. En tout cas pas à celle qu’il a connue quand il est arrivé dans la région. L’eau chantante et abondante a dû se réduire à un filet d’eau. Il sait la peine à la remonter dans les vieux bidons, puis à la filtrer. Il a longtemps participé à cette tâche. Maintenant plus. Son corps usé ne le supporterait plus.
Tandis qu’on s’agite autour de lui dans la pénombre, il se revoit soudain jeune, nager dans les eaux de la rivière, puis, rafraichi grimper avec quelques amis dans la vieille guimbarde de son père, ce dernier derrière le volant, souriant, heureux autant qu’il savait l’être.
En ce temps-là, tout était si facile. Tu avais soif, tu tournais un robinet et l’eau potable coulait, coulait, coulait à flots. Presque autant que tu en voulais et comme par magie.
La dernière fois que Markus est descendu, la rivière avait déjà beaucoup changé. Au fond de la gorge, son débit avait diminué au moins de moitié. Et les arbres ! Les arbres qui s’agrippaient aux parois de la gorge, qui couvraient d’une verdure presque impénétrable le raide flanc du vallon avaient disparu. Entre la chaleur et les sécheresses, ils étaient morts, attaqués par des parasites, sans compter l’incendie, le grand incendie, qui les avait tous consumés. L’impression d’évoluer dans un paysage lunaire l’avait saisi. Ou sur une autre planète, nue, désertique, le morceau d’une Mars gris cendre tombé sur Terre. Plus d’arbres, plus d’ombre. De la roche nue accumulant la chaleur du jour l’été. Une fournaise. Il en avait pleuré.
Avant qu’ils ne disparaissent avec tout le reste, songe-t-il, les services météo permettaient d’anticiper les événements les plus dangereux. Aujourd’hui, on ne disposait même plus d’une information précise des températures. Les thermomètres à piles ne fonctionnaient plus et les autres avaient tous été cassés. Quant aux cataclysmes, vous avez beau scruter le ciel, humer l’air, prier, on ne peut plus les prévoir à l’avance, ou alors seulement de quelques heures.
Les jours d’été, se dit-il, les températures devait frôler les 50° sous abri. La corvée de l’eau était devenue plus pénible. Après avoir rempli les bidons, pas de voiture, guimbarde ou non, électrique ou non, pour la ramener jusqu’au hameau. Les préposés à l’eau, bidons accrochés à des bâtons portés sur les épaules, remontaient les trois kilomètres à pieds nus, sur le sentier de terre cuite, de pierres et de poussière, avec ici et là quelques cactus malingres et les chardons.
Dès le printemps, une tâche à effectuer dès l’aube. Après, la chaleur rendait la mission dangereuse, possiblement mortelle.
Les rares fois où Markus sort, il ne s’habitue pas au paysage offert à ses yeux. Un paysage jaune de savanes semi-désertiques, écrasé par une chaleur infernale, un environnement de collines autrefois verdoyant, maintenant surchauffé et dangereux. À la fin du printemps, dès le milieu de la matinée, se consacrer à un travail exigeant des efforts comportait des risques. À partir de midi, la chaleur se transformait en tueuse impitoyable.
Dans l’ombre de la caverne, Markus boit encore quelques gorgées d’eau. Oui, dehors la chaleur est terrible. Mais lui, il ne s’aventure plus guère à l’extérieur durant la saison brûlante. Désormais vieux, très vieux et affaibli, à sortir la journée son organisme ne résisterait pas. Il n’en doute pas, il mourrait aussitôt. Il songe qu’il ne devrait de toute façon même plus être vivant. Il fait preuve d’une longévité et d’une résistance étonnantes. Et inutiles. D’ailleurs, après le grand incendie, il avait voulu renoncer. L’instinct de survie l’avait néanmoins emporté. Il sourit. N’avait-il pas lu ou entendu — il ne sait plus trop bien — que le cerveau humain avait avant tout développé la capacité et la volonté de survie, héritage de temps lointains depuis quelques décennies à nouveau d’actualité. Productivité, performance, rendement ne signifiait rien. Seule la capacité à survivre comptait.
Markus avait renoncé à se tuer à cause de ça. Tenter, essayer, s’acharner à survivre en dépit des conditions. Même maintenant qu’il ne sert plus à rien, qu’il est devenu un poids mort pour les autres, il ne meurt pas. À part quelques menues tâches, nettoyer à la brosse des légumes racines, un peu de couture, il passe l’essentiel de son temps dans ses souvenirs, ceux remontant jusqu’à l’événement, ou plutôt la chaîne d’événements ayant conduit à la tragédie. Dans l’obscurité de l’abri souterrain, là où les températures restent supportables, assis ou allongé, il se promène dans le monde d’avant. Il s’y réfugie, projetant ses images du passé sur la paroi en face de lui ou au plafond. Une fois les autres de retour, il cesse. Il sort de ses songes, s’arrache au souvenir des douceurs passées et revient dans le présent.
Quand toute la famille est à l’intérieur, il entend l’ordre habituel de sceller l’entrée.
Ce qui s’exécute toujours avec diligence. La pénombre s’accentue. Partout, les silhouettes des siens l’entourent, qui s’accroupit, qui s’adosse aux parois de l’abri, qui souffle, qui boit, qui récupère. Le reste de la journée est consacrée au repos, un repos bien mérité. Une fois installé sur les nattes, on dort jusqu’au soir. La meilleure façon d’attendre que la chaleur extérieure redevienne supportable pour un organisme humain en action.
La vie de Markus approche de son terme. Cet été-là est le dernier. Il le sait. Il ne s’accroche plus à son filet de vie par instinct. Il s’accroche encore pour une seule raison : il ne désire pas mourir dans la fournaise de ce qui, avant, se nommait la belle saison. Il attend l’automne, si possible l’hiver, quand les températures retombent enfin, quand elles ne menacent plus les organismes. Se protéger du chaud s’était révélé plus difficile que de se protéger du froid, le froid relatif de l’hiver.
L’été, se dit-il, on mène une vie de troglodytes, au fond de la caverne aménagée. Sous terre règne une relative fraîcheur. Les organismes en ont un besoin vital pour récupérer, pour ne pas s’épuiser.
Vers la fin de l’automne ou au tout début de l’hiver, on réintègre la maison. L’été, il faudrait être fou. L’été, c’est tout simplement impossible et dangereux. Sans l’abri, une petite caverne naturelle, agrandie à coups de pioches et des quelques explosifs qu’il s’était procurés sous le manteau avant la débâcle, la maigre communauté qu’ils forment n’aurait pas survécu. Lorsque Markus avait entrepris les travaux d’aménagement de la grotte, ses voisins, ses amis, ses connaissances s’étaient moqués de lui.
— Tu veux vivre dans une caverne ?
— Non, non, juste au cas où ?
— Au cas où quoi ? Rigolait-on.
Il ne répondait pas à la question. S’il devait leur expliquer les raisons et les craintes qui le poussaient à aménager au mieux un abri souterrain, ils n’auraient pas compris ou n’auraient pas accepté ses réponses. Markus ne regrettait pas d’avoir pris cette initiative.
La plupart des moqueurs sont morts. Des milliards sont morts. Ses voisins sont morts, mais quelques-uns de leurs descendants vivent encore et profitent de l’abri.
— Ça va, papy ?
Markus reconnaît dans l’ombre Sadana, une de ses petites filles. Elle approche les 15 ans, croit-il.
— Oui. Merci, Sadana.
— Tu veux t’allonger ?
Il fait non de la tête. Il est fatigué, mais pas de cette sorte de fatigue qui vous donne envie de vous allonger, de fermer les yeux et de sombrer dans le sommeil.
Juste la fatigue d’une vie trop longue. La jeune femme s’assied à côté de lui, lui prend la main. En trois générations, la régression avait été… il cherche le mot, le remuant entre ses vieilles lèvres fines et sa bouche édentée… avait été fulgurante. Et tout avait changé, tout avait été bouleversé.
Les enfants n’écrivent plus, ne lisent plus, n’étudient plus la géographie ou l’histoire ou les mathématiques ou la littérature. À quoi bon ? Ces connaissances ne servent à rien dans leur lutte quotidienne pour la vie.
Par contre, les enfants savent chasser, pour l’essentiel le rat, le lièvre, les mulots, les petits mammifères, tout ce qui se mange et qui avait survécu. Les enfants savent gratter la terre, y chercher des racines comestibles, ils savent cultiver la terre, les quelques variétés de légumes ayant pu s’adapter aux nouvelles conditions. Elles ne sont pas nombreuses. Quant aux céréales, il ne reste que le sorgho et encore, seulement les années les moins torrides.
En matière de culture et de récoltes, rien n’était assuré. Rien ! Chaleur, sécheresses ou violents orages ou tempêtes ou plutôt selon la nature du mix de ces fléaux, tous les efforts de productions alimentaires peuvent être réduits à néant. Les mégas orages et les tempêtes restent le plus impressionnants. Les premiers déchaînent une violence invraisemblable et déversent en quelques heures l’équivalent d’un déluge. Les tempêtes, elles, soufflent des vents d’une puissance invraisemblable, mais n’arrachent plus grand-chose. Ce qui devait l’être l’avait déjà été depuis longtemps. Dans ces cas-là, mieux vaut ne pas être surpris dehors. La mort y fixe rendez-vous plus qu’à son tour.
Dans l’abri, le calme revient. Les premiers ronflements montent, ceux des corps épuisés de lutter jour après jour pour la survie. Il ne leur reste plus que ça, songe-t-il, la survie. Et il n’aura fallu que trois générations pour en arriver à ce point. Si les yeux de Markus aussi secs qu’âgés pouvaient encore pleurer, il se serait retenu. Moins important de pleurer que de gaspiller une goutte de l’eau de son corps. L’envie n’a pourtant pas disparu. Pleurer sur ce qui avait été perdu. Mais dans la caverne, il est le dernier à se souvenir de la vie d’avant. Les autres ne l’ont jamais connue. Il lui arrive d’ailleurs de douter que l’avant n’ait jamais existé. Peut-être que ce qu’il prend comme des souvenirs n’est que le fruit de son imaginaire.
Sur sa maigre épaule, sa petite-fille s’est endormie. Son ventre gonflé d’une vie nouvelle forme une bosse sous sa tunique. Markus pose la main dessus. Elle va bientôt accoucher.
La caverne est encombrée de corps éparpillés à même le sol de terre. Dessous, la roche toute proche diffuse une vague fraîcheur. Ce qui s’assimile à de la fraîcheur. Il revoit comment ils avaient doublé le mur d’entrée de la grotte pour empêcher la chaleur d’y pénétrer. On avait entassé des masses de rochers sur une épaisseur de trois mètres. Puis, on avait attendu un orage ou la pluie. On avait alors collecté la terre, on l’avait charriée dans des caisses, dans des brouettes (avant qu’elles ne se cassent et deviennent inutilisables parce qu’irréparables. Ça avait été une grande perte ! Une de plus !). Mélangée à un peu d’herbe sèche, de racines à moitié calcinées, on avait fait couler la terre molle et argileuse dans les interstices des pierres empilées. Selon son estimation, la température à l’intérieur de la grotte ne grimpe pas au-dessus des 30°.
Les étroits conduits d’aération assurent un renouvellement minimal de l’air et par échange thermique, ils fonctionnent comme une sorte de climatiseur mécanique.
Mieux que rien.
Mon bien qu’un peu plus !
La vie de Markus, selon ses calculs, approche le siècle. Trop longue vie. En dépit de ses préparatifs dignes du survivalisme, il ne s’estime pas disposer d’un don particulier pour la survie. Il a eu de la chance, comme les autres survivants. C’est tout. Un organisme résistant, des gènes propices à atteindre un âge canonique dans un temps de misère, de privations, de dangers, de maladies. Dans un temps où la fragilité de la vie vous est rappelée tous les jours, la chance et le hasard sont vos seuls alliés.
Dans ce monde-là, sans machines, sans énergies autres que la force animale et le feu, dans ce monde-là, la mort l’emporte plus qu’à son tour sur la vie.
Dans le ronronnement des ronflements, dans le remugle des corps, dans la quasi-obscurité, Markus somnole, laisse sa pensée vagabonder, cherche à épuiser la colère qui l’habite encore. La technologie ! On avait parié dessus. Elle n’avait rien sauvé. Au contraire, elle avait empiré les choses. Elle les avait condamnés.
Les promesses de la technologie n’avaient pas été tenues. La technologie, à l’inverse des chantres qui en avaient chanté les louanges urbi et orbi n’avait pas débouché sur les lendemains qui chantent. La technologie et les machines n’avaient rien résolu. Elles avaient vidé la corne d’abondance qu’avait une fois été la Terre. La technologie et les machines avaient produit le résultat opposé qu’on attendait d’elles. Elles n’avaient pas renvoyé les humains au 18e siècle, pas même au moyen-âge ou au début de l’agriculture. Technologie et machines avaient provoqué l’holocauste et renvoyé les rares survivants à l’âge des cavernes. Un sacré progrès ! L’ultime innovation, la grande et dernière disruption.
Markus calme sa respiration. Remuer ses colères et ses regrets ne sert à rien. Ce qui avait été fait était fait. On en connaissait désormais le résultat : une vie de survie.
Il sent qu’on le secoue. Il entrouvre ses yeux, se disant qu’il s’est lui aussi assoupi.
Un homme a posé sa main maigre sur son épaule décharnée.
— Hé, papy, tu veux sortir un peu.
Markus réfléchit un instant. Oui, il a envie de sortir. Même encore bouillant, il aspire à un air moins confiné que celui de la caverne. Dehors, il verrait d’autres ombres…
L’homme, un certain Norman, l’aide à se relever et le soutient. À l’exception d’une lampe à huile, l’obscurité règne dans la caverne. À tâtons, ils empruntent le passage vers l’extérieur, l’air libre, la nuit et les étoiles du ciel.
Il est cueilli par une bouffée de chaleur. L’air ne brûle plus. Il est juste chaud. Très chaud. Peut-être 35°. Plus chaud qu’à l’intérieur.
Le terrain plat devant la caverne se parsème de silhouettes accroupies et discutant. Autour du foyer de pierres, on cuisine sur le maigre feu de broussailles.
— Viens.
Norman conduit Markus jusqu’à son siège, un fauteuil en rocher sur lequel une âme charitable a posé un vieux morceau de couverture.
— Merci !
Markus se souvient sans difficulté des événements les plus anciens. Pour le temps présent, il réalise que son esprit devient souvent confus, sa mémoire incertaine.
— Tu… tu es bien Norman ? demanda-t-il.
— Oui. Je vais t’apporter à manger.
— Où est ma petite-fille, elle a dormi à côté de moi et n’était plus là quand je me suis réveillé.
Norman serre les lèvres, secoue la tête, répète ce qu’il va lui amener à manger. fit-il avant de s’éloigner.
Sa gamelle en fer dans les mains, Markus renifle.
— Bouilli de larves et racines de chiendent, annonce Norman.
De sa vieille main, Markus saisit la cuillère et mange en silence le seul repas du jour. Il mâche du mieux qu’il peut avec les trois molaires qui lui restent, par bonheur du même côté. Juste de quoi ne pas avoir besoin de n’ingurgiter que de la bouillie. Il mange lentement, broie les larves et les dures racines.
Il pense à sa petite-fille. Il pense à la vie à venir, puis tout à sa tâche de se nourrir, il regarde devant lui.
Au loin, avant, au-delà de la ligne des volcans, à cette heure de la nuit, brillait le halo lumineux d’une ville. Son nom lui échappe. Sans importance, l’absence du halo ne signifie qu’une seule chose, la ville a cessé d’exister. Peut-être restait-il des ruines. Sans aucun doute des ruines et peut-être quelques hordes d’humains à y survivre.
La famille assemblée mangeant sous la clarté d’un quart de lune ressemble sans doute à quelque scène très ancienne. À une différence près : on ne craint plus guère les bêtes sauvages. Du moins les bêtes susceptibles de s’attaquer à l’humain. Les loups, les ours, les vaches, la majorité des grands mammifères ont disparu faute de ressources. Aucune nouvelle créature menaçante ne les a encore remplacées. Pas encore. Peut-être dans mille ans, dans dix milles. Ou plus. Markus l’ignore. Même les insectes ont été décimés et ne représentent plus une menace réelle.
L’image de l’ancienne luxuriance de la Terre s’impose à son esprit, le ramène au vague espoir qu’il nourrit. Peut-être un jour, un jour très lointain, dans mille ou dix milles ou cent mille ans, peut-être la vie refleurirait-elle et foisonnerait. Pour l’instant et pour longtemps encore le règne de la grande jachère s’imposerait.
Quand la vie repartira, se demande-t-il, les humains existeront-ils encore ?
Markus en doute. Il en doute de plus en plus. L’humain se mourait. Ici et là subsistent plutôt mal que bien quelques poches. Sans doute, ne sera-ce pas suffisant. Il le regrette. Il a toujours aimé imaginer une humanité traversant les millénaires, essaimant dans le vaste univers. Jeune, et même plus tard, il avait apprécié la science-fiction. Mais de vaisseau Nostromo ou Entreprise, l’humain n’en construirait pas. L’humain était condamné à une planète, la Terre. Et cet imbécile d’humain n’avait rien trouvé de mieux que de la saccager au point de la rendre presque inhabitable !
Le repas terminé, Norman lui demande s’il souhaite participer à la procession.
— Quelle procession ?
Norman hésite. Il est gêné.
— Papy, la procession pour… pour Sadana, ta petite-fille et pour sa nouvelle-née.
Markus ferme les yeux, secoue sur son maigre cou sa tête.
— Impossible, elle a…
Il comprend. Sa petite-fille endormie sur son épaule, c’était un autre jour. Maintenant, ça lui revient. La naissance, les cris, puis la mort. Peut-être celle de trop.
— Non, répond-il, je vais rester ici. J’entendrai les chants !
— D’accord.
Norman s’éloigne. La famille se réunit, se met en route, s’allonge en un modeste cortège et, en procession, elle prend la direction du cimetière.
Cette nuit, on enterre Sadana, sa petite-fille et son enfant mort-né. Ça arrive souvent. Trop souvent. Markus laisse le cortège de la tribu, quel autre nom donner à cette trentaine d’individus survivants dans la fournaise en quoi l’homme avait transformé la terre.
Horde, éventuellement.
Certainement pas société.
Peut-être, peuple dernier ! se murmure Markus avec une ironie pleine de tristesse. Une infinie tristesse.
Au loin s’élève alors la mélopée, la longue plainte de la cérémonie. On dépose les corps morts dans la fosse, on les saupoudre de sable, de poussière, on chante la longue mélopée sans paroles. Puis on revient, les cadavres portés dans les bras, puis on ravive le feu et on les y fait rôtir.
Un rituel nécessaire. Une source de protéine qu’on a pas le luxe de négliger, pense Markus. L’âme des morts leur appartient, pas leur chair, trop précieuse pour être gaspillée.
La troupe revient vers l’entrée de la caverne. Quelques personnes s’activent à réanimer le feu en vue de la suite de la cérémonie funèbre. Les autres partent au labeur dans le clair-obscur de la nuit. Qui à la chasse, qui à l’élevage de larves, qui dans le champ.
Quelques jours plus tard
À la disposition des étoiles, Markus estime qu’il est à peu près deux heures du matin. Quelques heures encore et ce serait le moment le plus frais de la journée. Puis l’aube arriverait, menaçante, puis le soleil jaillirait de derrière la ligne des volcans. Bientôt la chaleur écraserait tout.
À ce moment-là, Markus aura déjà regagné sa place dans la caverne. Il attendrait, remuant ses vieux souvenirs où des avions volaient, des musiques résonnaient, des livres s’ouvraient, des images dansaient sur des écrans, des voitures circulaient. Des images d’avant, des images dont il était sans doute l’un des derniers dépositaires sur toute la surface de la Terre.
Puis, les membres de la famille, de la tribu reviendraient, leur corps ascétique s’entassant dans la caverne, se préparant au repos. On lui donnerait à boire et tout recommencerait.
Et tout recommencerait. Jour après jour, pas autre chose. La survie absolue. Rien d’autre de possible. Pas d’autres horizons.
La journée de labour est terminée. La caverne bruisse des respirations des corps se reposant, Markus ferme les yeux et s’assoupit à son tour.
Il est sur la colline derrière la maison. Assis sur le banc, il regarde dans le jaune orangé de la lumière Sadana et son arrière-petite-fille grimper la pente dans sa direction. L’enfant a six ans et déborde de vie, d’énergie. Elle galope, s’arrête, redescend, saute, tourne autour de sa mère qui rit. Markus les observe s’approcher, un sourire à la bouche. Il a une surprise. Il est allé au verger plus haut. C’est la fin d’après-midi et comme souvent, en redescendant vers le hameau, il s’est assis sur le banc, sous le vieux châtaignier. Dans la poche de sa vareuse, les premières pommes de la saison qu’il a cueillies forment une bosse. À les regarder monter, la durée d’un instant, il a l’impression qu’elles n’avancent plus ou qu’elles avancent tout en s’éloignant.
Un effet de son imagination. Il ne peut en être autrement.
Il glisse alors la main dans la poche, tâte les fruits, choisit à l’aveugle celui qui lui semble le plus prometteur, le plus goûteux, puis il attend. Peut-être les fruits seront-ils encore un peu acides. Peu importe. Tout comme lui, son arrière-petite-fille adore les pommes…
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Tout ce qui nous est précieux a vu le jour sous un climat stable. Si on le déstabilise, les fondements de la société qui dépendent d’un climat stable vont se fissurer. Ça a même déjà commencé. Est-ce qu’il est trop tard, c’est la grande question.La vie sur terre se maintiendra, mais l’humanité, j’en doute.
Camille Parmesan, biologiste et membre du GIEC