Détend-toi, après tout ce n’est pas la fin du monde!

— Détends-toi, après tout ce n’est pas la fin du monde, dit oncle Ben avec un large sourire avant d’en fourner dans sa bouche un gros morceau de boeuf.
Julien serra les dents tandis que la colère assombrissait ses yeux.
Il avait hésité à venir à la fête de famille de l’année et comme chaque fin d’hiver, il s’y était rendu seul. Pierrette, sa compagne avait décliné.
— Tu sais très bien que si je viens, ça risque de ne pas bien se passer.
Il avait acquiescé. Pierrette avait raison et, c’était peut-être naïf de sa part, mais Julien estimait qu’une fête de famille n’était pas l’occasion d’une bonne grosse dispute.
— Toi, c’est ta famille, tu es habitué.
Et après un petit regard en coin à Julien, elle avait ajouté.
— Et puis, tu es plus calme que moi.
Levé à six heures, Julien était descendu à la cuisine et avait préparé la chicorée matinale. Ce n’est que sa tasse remplie qu’il avait remarqué la lueur de fin de fin de nuit derrière les fenêtres. Une lueur blême, plus claire que d’habitude à cette heure. Et il avait lâché un juron.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Lui avaiit demandé Pierrette.
— Regarde-moi ça, il a neigé !
Les mains sur son ventre qui s’arrondissait, elle s’était dirigée vers une des fenêtres.
— Mieux vaut ça que le gel !
— Mouais, n’empêche que hier soir météo France annonçait encore de la pluie et pas de la neige !
Pierrette se rapprocha et l’enlaça avec tendresse.
— Ne grogne pas, mon beau, tu sais ce que nous répète souvent Max.
Il s’en souvenait, bien sûr. Max leur avait expliqué plusieurs fois que plus le changement climatique se renforçait et plus les modèles utilisés par les météorologues avaient de la peine à s’adapter. En conséquence, les prévisions météos se plantaient plus souvent qu’avant. Max parlait alors de l’âge d’or de la météo.
— Il y a à peine vingt ans, je peux te dire que ça se plantait rarement. Sur trois jours, on pouvait vraiment faire confiance aux prévisions.
Max avait la soixantaine. Dix ans auparavant, lui et Julien s’étaient rencontré lors d’un stage de permaculture du côté de Dieu-le-Fit,d ans la drôme. En dépit de la différence d’âge, ils s’étaient bien entendu. Restés en contact, l’amitié avait suivi. Quand Julien et Pierrette s’étaient installé, Max leur avait prêté de l’argent.
— T’inquiète pas, on te remboursera.
Max avait rigolé.
— Rien ne presse. Je suis célibataire, je n’ai pas d’enfant. Vous avez besoin d’argent, autant qu’il serve à un chouette projet.
Le reste s’était fait avec le plus grand naturel du monde. Après une carrière d’ingénieur à Airbus, il avait démissionné de son poste.
— Dissonnence cognitive,a vait-il lâché quand il leur avait annoncé la nouvelle. Impossible de continuer à construire des avions pour moi. Ça n’a aucun sens.
Le lundi matin, alors qu’il était censé regagné Paris, il était resté à la ferme des Cigognes.
La discussion, si on peut l’appeler ainsi avait duré à peine cinq minutes. Max avait accompagné Pierrette au poulailler. L’aube se levait. Aucun signe de neige dans le ciel bleu. La matinée s’annonçait belle et tiède.
En rentrant à la ferme, ils s’étaient arrêtés à la hauteur de la petite dépendance en pierre destinée à devenir un futur gite à la ferme.
Max avait allumé une cigarette.
— Je n’ai pas très envie de partir, avait-il murmuré dans la quiétude matinale.
— Hé bien, tu n’as qu’à rester.
— J’ai des choses à faire à Paris.
Elle lui avait donné un coup de coude.
— Quelles choses ?
Il s’était gratté la tête.
— Bah, réglé deux ou trois conneries, tu sais comment c’est, le chômage, les allocations, le bazar adminsitratif.
Pierret avait pointé du menton la petite maison.
— Tu pourrais retaper ça et après t’y installer.
— Mouais, on verra.
Après le petit-dejeuner, Gabriella avait relancé le sujet.
Entre temps, l’idée avait son chemin dans l’esprit de Max. Oui, pourquoi pas venir s’installer ici. Il avait entendu assez d’histoire sur ces jeunes maraîchers qui s’épuisaient au boulot. Un boulot de forçat. Au point d’en faire des burn-out ! Il se souvenait de ce Yann. Lors d’un stage, il avait raconté que deux ans après son installation, il n’en pouvait plus. Mais, impossible de s’arrêter. Les légumes, ça n’attend pas. Alors, même épuisé, c’était du dix douze heures par jour, sept jours sur sept. Un midi, sa femme ne le voyant aps venir, elle l’avait appelé au téléphone. Pas de réponse. Une sorte de pressentiment l’avait foudroyée alors. Elle était sortie et le chien sur les talons, elle s’était précipitée dehors.
Elle avait regardé le terrain, n’avait vu nulle aprt son Yann. Elle l’avait encore appelé, cette fois de vive voix.
Rien. Pas de réponse. La vieux Traffic et la vieille Berlingo étaient stationnées sous le auvent, le tracteur montrait son cul dans la grange.
Où est-ce qu’il peut être ?
Elle était entrée dans la grange. Personne, à part quelques poules égarées. Dans les écuries, personne non plus.
Merde de merde !
Elle avait encore appelé, avec dans la voix une pointe d’angoisse.
Puis le chien s’était mis à aboyer et avait filer droit vers la serre.
La serre, bien sûr, quelle conne je fais, avait-elle pensé.
Elle l’avait trouvé là, étendu, évanoui entre une rangé de salade et une de tomates à peine transplantée.
Elle avait accouru, avait posé la main sur son coeur, évitant de regarder son visage blanc comme la mort. Mort, il ne l’était pas. Son coeur battait.
Elle appelait le samu quand il était revenu à lui.
Quan dvous voyez Yann, vous vous dîtes c’est une force de la nature. N’empêche, il s’était évanuoui sou ssa serrre d’épuisement.
Max regarda Julien de l’autre côté de la table. Entre la boulangerie, les poules, les cultures, l’entretien et les travaux de rénovation, les marchés, il avait la sale gueule du type épuisé. Les traits tirés de Gabriella ne disaient pas autre chose que ce qu’ils disaient : je suis crevée de chez crevée.
— Gabriella m’a dit que tu n’avais pas envoe de rester, alors reste !
Max avait encore réfléchi quelques instants.
Qu’avait-il à y perdre ? Il songeait lui-même à acheter une vieille ferme, à la retaper, à faire un grand potager, à essayer de vivre selon ses nouvelles convictions.
Mais seul ? Il voyait bien le travail que représentait une ferme, même si elle était “mini”.
Non, rien ne le retenait plus à Paris. Rien de sérieux. Rien d’important. Rien de vital. Alors ?
La conclusion s’imposa à lui sous forme de question. Et s’il n’avait rencontré Julein cinq ans auparavant, puis Gabriella, rien que pour ça ? Rien que pour devenir leur manoeuvre agricole ? Il devait s’avouer y avoir déjà songé.
— OK, je reste.
— Yes, man ! Avait lancé Julien.
Gabriella s’était levée.
— Pour l’occasion, on va fêter ça.
Il sortit d’un placard une bouteille de prune, de la distillée sur place en fraude. Max avait conçu l’alambic.
Trois petits verres apparurent sur la table. Julien versa, chacun prit son verre, le leva et ils scellèrent leur pacte ainsi.
La veille de la fameuse fête de famille, Max avait pris en quatre yeux julien :
— Pourquoi tu te fais chier à aller à cette fête de famille chaque année ?
À peine arrivé, ça avait commencé.
— Alors, comment va notre paysan ? Encore dans les choux ? L’avait accueilli sa soeur, ingénieure aéronotique. Un boulot d’avenir !
Ah la fine plaisanterie !
— ça fait plaisir de te voir, soeurette.
Son père ne valait guère mieux.
— Je suis content de te voir, papa.
— Moi aussi, fiston. Il lui avait donné une tape dans le dos, puis ajouté. Tu as mauvaise mine, ta mère s’inquiète. Il faudra qu’on ait une conversation tous les deux.
— Je vais très bien, papa.
Julien savait exactment de quoi il retournerait. Son père lui dirait “Maintenant que tu t’es bien amuseé à jouer au paysan, il est temps de reprendre la bonne route, fils.
La bonne route ? Pouur son père, ça ne signifiait qu’une seule chose : on ne fait pas HECC pour devenir paysan. On fait HECC pour bosser dans une grande boîte ou devenir entrepreneur. Un vrai. Avec de l’ambition. Quand on fait HECC, c’est pour gagner de l’argent. Beaucoup d’argent. Pas de vivre en vendant trois légumes et quelques miches de pain.
Seule sa mère semblait le comprendre et accepter son choix de vie. Et elle s’inquiétait vraiment pour lui, pour sa santé, pour l’argent, pour son couple.
— Et comment vous allez faire avec le petit, quand il sera là ?
— Je suis un grand garçon, maman. Je me me débrouille très bien.
Elle lui avait caressé la joue. Chaque fois qu’elle savait l’avoir blessé sans le vouloir, elle avait ce geste. Lui caresser la joue avec une douceur toute maternelle.
— On t’aime, tu sais, mon fils.
La torture avait continué pendant l’apéritif, champagne, foie gras sur toast et même quelques canapés au caviar.
Son père avait souri en le voyant étonné.
— La bourse, fils, j’ai fait de bonnes affaires cette année, alors au diable l’avarice. Goûte ! Il est délicieux.
Julien avait refusé le caviar, comme le foie gras. Il avait picoré quelques tomates cerises poussées sou serre, quelque part dans une andalousie transformée en camp de travail pour émigré et en cours de désertification. Les tomates n’avaient aucun goût. Il avait aussi refusé le champagne.
— Je conduis, avait-il menti.
— Oui, ben moi aussi, avait fait pncle Benjamin. Ça ne m’empêche pas.
— J’ai trois cents bornes à faire, toi à peine dix.
— C’est vrai, avait concédé de mauvaise grâce l’oncle.
La soeur de Julien avait demandé alors pour quoi Maria, la fille de Benjamin n’était pas là.
— Ah ! Ma chère Olga, tu as encore oublié. Elle est en vacances au Brésil !
Et, en guise de pointe envers Julien, il ajouta :
— Elle a hésité à faire un petit aller-retour pour aujourd’hui, mais elle avait peur que Julien l’engueule, rapport à son bilan carbone.
Dans l’assemblée, on rit, pas beaucoup, mais on rigola tout de même, de la plaisanterie.
Julien sortit un moment prendre l’air. Sa mère le rejoignit.
— Allez, viens, on va passer à table ! Oncle Ben ne voulait pas être méchant.
Pour ne pas peiner sa mère, il rentra avec elle.
On passait à table. L’entrée fut servie, encore de la viande, puis le plat principal, une belle pièce de boeuf.
Sa soeur racontait ses voyages lointains, la plupart pour le travail. Le cousin Fred, le fils de son oncle et de sa tante, parlait de sa start-up avec fierté.
— Dans deux ou trois ans, une grosse boîte me rachète et je suis multi-millionnaire, voire mieux, qui sait ? Dehors, Julien avait remarqué l’énorme SUV noir BMW.
— Tu vois, Julien, c’est comme ça qu’on peut se payer de quoi faire la transition, une belle bagnole électrique.
Ta gueule, espèce de connard !
— Pas mal d’études montrent que la voiture électrique n’est pas si vertueuse. Surtout les gros modèles comme le tien.
— N’empêche que moi je roule pas dans une Berlingo diesel hors d’âge interdite dans toutes les villes dignes de ce nom.
Je m’en fous, en ville j’y vais jamais. Ou je prends le train !
On le savait écologiste, adepte de la permaculuture.
— Pas avec des gens comme toi qu’on va nourrir l’humanité !
Putain, ils me rendent fous ! C’est la dernière fois que je viens.
On passa à d’autres sujets de discussion, les vacances à l’autre bout du monde, les derniers gadgets achetés, le futur avion à l’hydrogène ou au bio-carburant, à la politique et à ses saletés d’assistés de pauvres qui ne veulent pas travailler.
Des clichés, rien que des clichés, rien qu’un peu d’efforts à lire deux ou trois articles ou deux ou trois études qui démontraient par A+B la fausseté de ces affirmations et on se rendait compte que ce n’était là que des clichés et qu’ils ne disaient rien de la réalité, sinon celle d’une sorte de bêtise, d’ignorance et de mauvaise foi bien partagées.
— J’ai vu aux infos ce matin qu’il vait neigé dans ton coin. Autant pour ton fameux “réchauffement climatique”.
— Oncle Ben, tu confonds encore météo et climatologie, toi qui a fait l’ENA. Ça me surprend. Je ne te croyais pas aussi stupide.
— Julien, intervient son père, ne soit pas impoli, je te prie. Ce sont des gens comme Benjamin qui font tourner le monde.
Oui, et c’est bien le problème. Des bûches, des idiots, desirresponsables ou peut-être bien les trois à la fois.
— Regarde ce qu tu as dans ton assiète, oncle Ben, reprit Julien. Hé bien, on ne peut la produire que si le climat est favorable. L’été dernier, rien qu’en Europe, les rendements agricoles on diminué de 22% à cause des canicules et de la sécheresse.
— Bah ! Mon assiète est bien remplie et si ici ça pousse moins bien, on achètera ailleurs. Pas bien grave.
Julien eut un petit sourire malin.
— Mmmm, peut-être, oncle Ben, mais la baisse des rendements agricoles à l’échelle mondaile a baissé de 17% l’année dernière. Qu’est-ce que tu feras quand ça aura baissé de 50% ?
Oncle Ben arrêta de couper sa viande et le regarda quelques instants.
— Hé bien, hé bien…
— Hé bien tu paieras plus cher tout ce que tu manges.
— Je m’en fous, je suis assez riche.
— Peut-être pas autant que tu le crois. Et quand, les rendements auront tellement baissé, que l’on risquera de mourir de chaud à sortir dehors, que le bétail qui te fournit ta chère viande crèvera de soif et de chaud, quand…
— ça suffit, intervint le père de Julien. On ne va pas recommencer.
— Non, répliqua Julien, on va continuer. Quand, grâce à vos vies si fantastiquement meilleure que la mienne, si fantastiquement plus utile à l’économie que la mienne, quand avec tous vos voyages, vos grosses bagnoles, vos piscines, vos baraques trop grandes, vos résidences secondaires, quand avec toute la viande que vous mangez on aura tout bousillé, vous ferez quoi ?
— Ça va quand même être la fin du monde de manger de la bonne viande comme celle-ci.
Julien se leva. C’en était trop. Des années qu’il s’efforçait d’être raisonnable, posé, constructif pour tenter de convaincre sa famille que les choses allaient empirer et empirer.
— Peut-être pas la fin du monde, peut-être la fin de ce monde, ce monde que vous défendez, ce monde de fiction qui vous fait croire que toujours plus du même va résoudre nos problèmes.
— Oh Julien, arrête, lui enjoignit sa soeur.
— Non, pas cette fois ! Ça fait des années que vous m’emmerdez avec ça ! Ça fait des années que vous fermez les yeux devant les évidences les plus évidentes ! Toi, ma soeur, quand tu pars à l’autre bout du monde, je me dis “j’espère qu’elle ne compte pas avoir des enfants” parce que dans ce cas, à voyager comme tu le fais, tu détruis leur avenir avant même qu’ils soient nés, ces chers enfants.
Il s’arrêta. À quoi bon !
– Je m’en vais et vous n’êtes pas prêt de me revoir.
Il se dirigeait vers la porte de la vaste salle à manger et il s’arrêta. Oui, il avait neigé un 2 mars à 350 mètres d’alitude après trois mois d’hiver où il y aviat eu à peine trois gelées. Oui, il risquait de perdre pas mal de récolte si un coup de gel survenait quand tout débourrait. S’il avait été une personne, on aurait dit du climat qu’il devenait dingue, irrationnel, plein de sautes d’humeur incompréhensible. Et c’était vrai. On ne savait plus à quel saint se vouer et bientôt, produire de la nourriture deviendrait très difficile. Alors…
Julien revint vers la table, l’oeil noir. Devant la place qu’il avait occupée en serrant les dents la plupart du temps, il saisit à deux mains la nappe.
— Comme on dit dnas les restos qui se veulent chics, je vous souhaite une bonne continuation.
Et il tira sur la nappe, recula, entraîant derrière lui nourriture, plats, assiettes, verres jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien sur la table.
Devant la bouche bée de toute la famille réunie, il sourit.
— à la fin, c’est ce que vous aurez, une table, avec rien dessus.
Il tourna les talons et s’en alla.
Il s’éloigna de quelques kilomètres de la maison familiale et se gara sur le bas côté. Derrière le volant, le souffle court, il pleura de rage, de colère, de tristesse. Mais après un bon qurt d’heure, il commença à se sentir mieux. Il avait enfin dit ce qu’il devait dire et il s’en foutait des conséquences autant que les membres de sa famille s’en foutait de la conséquence de leurs actes, s’en foutaient de tout, sauf de leur foutu pognon de merde.
Il reprit la route. Un grand calme l’envahit. Voilà, je l’ai fait. J’ai rompu les dernières amarres.
Plus tard dans l’après-midi, quand la famille eut réparé les dégâts causés par l’esclandre du fils aîné, oncle Ben reçu un appel.
Au fur et à mesure qu’il écoutait ce qu’on lui disait, son visage se décomposait, blêmissait.
Quand il raccrocha, son hébétude inquiéta tout le monde.
— Une… une mauvaise nouvelle, demanda la mère de Julien.
— Ma… Ma… Maria…
— Quoi, Maria ? Demanda la soeur de Julien.
— Elle est morte.
La nouvelle estomca tout le monde.
— Mais c’est impossible. Un accident ?
Il s’avère que Maria n’avait pas vraiment trouvé la mort dans un accident. Pas le genre d’accident auquel on pense. Non, grande sportive, en vacance au Brésil, elle était sortie courir comme elle le fait tous les jours. Ce jour-là, les températures étaient élevées. Très élevées. Plus de quarante degré. Elle avait couru et d’un coup elle s’était effondrée. Tuée nette par un coup de chaud, victime d’un réchauffement climatique qui, s’il ne signifiait pas la fin du monde ou du moins pas encore, signifiait désormais quelque chose pour l’oncle Benjamin. Il signifiait la mort de sa fille, trente ans, brillante avocate,grande amatrice de sport d’endurance et dont il était si fière…